Mystiquerie

Ne demandez pas à Alexandre Desenfant d'où lui sont venues les pièces cosmopolites et intemporelles qui composent le répertoire de son nouveau projet, Mystiquerie. Il se pose encore la question. Ce qu'il sait, c'est qu'il s'est offert le plus grand des luxes, le trésor des jazzmen modernes : la liberté d'oublier toute conception esthétique prédéterminée, de laisser s'exprimer sans frein une singulière science musicale, intuitive et alternative, un art de la composition quantique qui abolirait toute notion de géographie et de temporalité. Ce saxophoniste au parcours hors format s'est offert le plaisir de simplement donner vie aux bulles sonores fugitives qui se font et se défont sans relâche dans son paysage mental. Autant d'idées qu'il s'amuse à qualifier de « mystiqueries », comme s'il avait été marabouté par sa propre créativité.

Étaient-elles musicalement correctes, inédites, virtuoses, ces mystiqueries ? Qu'importe : elles étaient là, comme un paquet de partitions non identifiées qui auraient atterri sur son pupitre, portées par un vent de provenance inconnue. Alors il a décidé de leur réserver le meilleur accueil. Et il avait de solides arguments pour y parvenir. Formé entre les traditionnelles harmonies et le conservatoire de son Nord natal, il s'est ensuite engagé dans une succession de voyage réels ou imaginaires entre le continent jazz, la culture pop, l'Afrique et l'Amérique du sud, multipliant les collaborations tout en se frottant, rencontre déterminante s'il en est, à l'enseignement lumineux de Pierre Bertrand. Fort de ce bagage hors normes, il s'est attelé à arranger cette série de thèmes, à les colorer, à en faire miroiter les contours insaisissables, à les incarner avec passion et authenticité. Une fois les arrangements écrits, il s'est entouré d'une solide équipe de musiciens issus eux-aussi de contrées multiples et d'itinéraires non balisés. Le collectif Mystiquerie était né.

Ce qui frappe à l'écoute de cette série de thèmes énergiques et hautement colorés, c'est l'équilibre subtil que le compositeur installe entre des mélodies limpides, profondément humaines, des harmonies savamment ouvragées mais toujours accueillantes et ouvertes au public quel que soit sa culture musicale, des formules rythmiques métisses qui parlent aux cœurs et aux corps. Évoquant tour à tour l'atmosphère d'une milonga dont l'orchestre se serait émancipé des codes inamovibles du tango, la moiteur d'un club de Lagos quand les musiciens épuisés jouent sans pouvoir s'arrêter alors que la foule s'est déjà dispersée, la liberté totale d'une jam-session où bopers, rockers et musiciens voyageurs inventeraient un langage musical universel, Mystiquerie développe un jazz passe-muraille et volontiers cinématique. Il suffit de laisser la musique se déployer pour voir défiler des paysages en cinémascope, des scènes de retrouvailles, des histoires d'amour naissantes ou de départs prématurés, des rayons de soleil et des petits matins blêmes, des poursuites de vielles bagnoles américaines ou des ballades en scooter sur les bords de la Méditerranée...

Taillé pour le live, décomplexé, se moquant royalement de satisfaire aux exigences des puristes, s'autorisant tous les plaisirs d'une musique riche et instinctive, cérébrale et dansante, le collectif Mystiquerie défie les lois des genres, fait valser les étiquettes, dérègle les GPS et s'affranchit des chronologies. Si la meilleure définition du jazz est celle d'une musique à la fois savante et primale qui s'autorise toutes les libertés, alors le projet d'Alexandre Desenfant en est une incarnation vibrante. Et c'est sur scène qu'il en fera la plus imparable démonstration.